Les opioïdes dans les douleurs chroniques de l’arthrose et du dos

Nous avions déjà écrit qu’il n’existe aucune preuve solide justifiant l’utilisation d’opioïdes dans les douleurs chroniques non cancéreuses [voir Folia de septembre 2016]. De plus, les opioïdes sont associés à un risque d’effets indésirables graves, de dépendance et d’abus. Dans une étude américaine, menée pendant 12 mois auprès de 240 patients souffrant de douleurs chroniques de l’arthrose et du dos et traités de manière pragmatique (objectifs individuels, approche treat-to-target par étapes), les effets sur les capacités fonctionnelles et la douleur d’une stratégie "opioïdes" ont été comparés à ceux d’une stratégie "non-opioïdes". Il ressort de l’étude que la stratégie "opioïdes" chez les patients souffrant de douleurs chroniques n’est pas utile à long terme : sur une période de 3 à 12 mois, les opioïdes ne s’avèrent pas plus efficaces que les non-opioïdes pour améliorer le fonctionnement ou soulager les douleurs, et entraînent nettement plus d’effets indésirables.
Il devient clair que d’autres mécanismes (récemment introduits sous le nom de douleurs nociplastiques), sans activation des nocicepteurs par des stimuli nocifs, une maladie ou des atteintes du système somatosensoriel, sont à l’origine de la douleur chronique et que la place des opioïdes dans ce contexte est très limitée. Le traitement de la douleur chronique nécessite une prise en charge globale, suivant un modèle biopsychosocial, veillant notamment à un mode de vie actif et à la santé mentale du patient.

Traitement médicamenteux

Dans les Folia de septembre 2016, nous avions écrit qu’il n’y a pas de preuves solides justifiant l’usage d’opioïdes dans les douleurs chroniques non cancéreuses. De plus, les opioïdes sont également associés à un risque d’effets indésirables graves, de dépendance et d’abus. Dans ce cadre, nous renvoyons le lecteur intéressé au dossier VAD ‘opioïde pijnstillers (en néerlandais uniquement).1
C’est également ce qui ressort de l’étude SPACE-trial, une étude publiée dans la revue JAMA2, portant sur 240 patients en première ligne souffrant de douleurs chroniques (incluant des patients souffrant de dépression ou de stress post-traumatique). Dans cette étude de longue durée, une prise en charge par étapes a été appliquée, qui se rapproche de celle utilisée dans la pratique clinique.
Dans cette étude, l’effet d’un traitement chronique (12 mois) par opioïdes a été comparé avec un traitement par des médicaments non opioïdes chez des vétérans américains*. Une stratégie treat-to-target a été adoptée, impliquant activement le patient. Pour chaque patient, des objectifs thérapeutiques individuels ont été fixés (capacités fonctionnelles, douleurs, …) et le traitement pouvait être ajusté chaque mois. Afin de modeler cette étude sur la pratique clinique et la rendre réalisable à long terme, le choix s’est porté sur une prise en charge par étapes comprenant plusieurs options médicamenteuses, tant dans le groupe "opioïdes" que dans le groupe "non-opioïdes". Cependant, dans le groupe "non-opioïdes", l’opioïde tramadol était également une option thérapeutique à l’étape 3.
 
 
  Groupe “opioïdes” Groupe “non-opioïdes”

1e étape

- morphine par voie orale, à libération normale
- oxycodone par voie orale, à libération normale
- hydrocodone + paracétamol par voie orale, à libération normale (non disponible en Belgique)

- AINS par voie orale et diclofénac par voie locale
- paracétamol par voie orale

2e étape

morphine par voie orale, à libération prolongée

- antidépresseurs tricycliques par voie orale (nortriptyline, amitriptyline)
- gabapentine par voie orale
- anesthésiques locaux (capsaïcine, lidocaïne)

3e étape fentanyl par voie transdermique

- prégabaline par voie orale
- duloxétine par voie orale
- tramadol par voie orale

 

*militaires qui ont été dégagés de leurs obligations militaires ou suspendus dans leur fonction pour des raisons autres qu’une faute grave


Après 12 mois, la stratégie "opioïdes" n’aboutissait pas une plus grande amélioration des capacités fonctionnelles que la stratégie "non-opioïdes", alors que le nombre d’effets indésirables rapportés dans le groupe "opioïdes" était deux fois plus grand. La douleur avait même diminué davantage dans le groupe "non-opioïdes", par rapport au groupe "opioïdes", mais cette différence, qui était statistiquement significative, n’était pas cliniquement pertinente.

Groupe de patients: Les patients présentaient des douleurs chroniques (> 6 mois) du dos ou liées à l’arthrose du genou ou de la hanche, estimées à plus de 5 points sur une échelle PEG (Pain Intensity, interference with Enjoyment of life and interference with General activity) allant de 0 à 10. Les patients souffrant de dépression ou de stress post-traumatique ont également été inclus. Le groupe de patients était âgé de 58,3 ans en moyenne et ne comptait que 32 femmes sur 240 patients (13%).
Critères d’exclusion: toute contre-indication à l’un des médicaments des deux groupes, quel qu’il soit, patients présentant des troubles liés à l’abus de substances (substance use disorder) ou dont l’état ne permettait pas une évaluation sur 12 mois (p.ex. en raison d’une fin de vie proche).
Traitement: les patients étaient traités selon un modèle de « collaborative pain care” impliquant activement le patient. Dans le cadre d’une stratégie thérapeutique “treat-to-target”, des objectifs individuels en termes de capacités fonctionnelles et de soulagement de la douleur ont été fixés. Un suivi mensuel était assuré, jusqu’à obtenir un schéma médicamenteux stable; ensuite, le suivi n’était plus qu’assuré tous les mois à 3 mois. Dans le groupe « opioïdes », la préférence était donnée à la monothérapie, mais si nécessaire, une préparation à libération prolongée pouvait être combinée avec une préparation à libération normale « selon les besoins ». La dose était progressivement augmentée jusqu’à maximum 100 mg d’équivalent morphine par jour. Si aucun effet clinique n’était obtenu lorsque la dose avait été augmentée jusqu’à 60 mg d’équivalent morphine, une rotation d’opioïdes était privilégiée.
Critère d’évaluation primaire: l’amélioration des capacités fonctionnelles liée à la douleur a été mesurée à l’aide de l’échelle d’interférence du BPI (Brief Pain Inventory)
Résultats: Après 12 mois, il n’y avait pas de différence significative en ce qui concerne le score moyen sur l’échelle d’interférence du BPI dans le groupe "opioïdes" (3,4), par rapport au groupe "non-opioïdes" (3,3). L’intensité de la douleur était statistiquement significativement plus faible dans le groupe "non-opioïdes" (score BPI moyen de 3,5) par rapport au groupe "opioïdes" (score BPI moyen de 4,0); différence de 0,5 (IC à 95% 0,0 à 1,0). Après 12 mois, on a observé une amélioration d’au moins 30% des capacités fonctionnelles chez 59% des patients du groupe "opioïdes", contre 60,7% dans le groupe "non-opioïdes"; différence de 1,7 (IC à 95% -14,4 à 11,0). Après 12 mois, une réduction de 30% ou plus a été observée sur l’échelle de la douleur du BPI chez 41% des patients du groupe "opioïdes", contre 53,9% dans le groupe "non-opioïdes"; différence de 12;8 (IC à 95% -25,6 à 0,0).

Les résultats de cette étude suggèrent que l’instauration d’opioïdes chez les patients souffrant de douleurs chroniques de l’arthrose et du dos n'est pas utile à long terme, mais l'étude présente quelques limites.
L'une des limites de cette étude est qu’il s’agit d’une sélection de patients militaires (dont 87% d'hommes), ce qui fait que les résultats peuvent ne pas être complètement extrapolables à l’ensemble de la population. De plus, les patients connaissaient le type de médicament avec lequel ils étaient traités (étude ouverte) ; ceci a probablement plutôt entraîné une surestimation de l’effet en faveur des opioïdes.
Mais la principale limite de l'étude provient du fait que, dans le groupe "non-opioïdes", l’opioïde tramadol a été utilisé lors de la 3e étape. Dans l’étude initiale, le groupe "non-opioïde" du schéma thérapeutique était un groupe évitant les opioïdes. Les auteurs ont confirmé3 que le fait de proposer du tramadol n'est plus justifiable dans le contexte actuel de la crise américaine des opioïdes, mais qu'au moment d’initier l'étude, l'accès aux opioïdes ne pouvait éthiquement pas être refusé aux patients chez lesquels tous les non-opioïdes avaient échoué. Seulement 13 (~10%) patients de ce groupe ont effectivement eu recours au tramadol. Dans un commentaire sur l’article 4 , l’auteur confirmait que les résultats restaient inchangés même après exclusion des utilisateurs de tramadol du groupe "non-opioïdes", ce qui renforce tout de même le message.
L'étude ne se prononce pas non plus sur les AINS à usage local: le diclofénac par voie locale n'a été rajouté comme option thérapeutique que dans les derniers mois de l'étude et n'a donc été utilisé que par un petit nombre de patients.

La place de la pharmacothérapie dans la douleur chronique

La douleur chronique est un phénomène complexe consistant en des réactions dynamiques entre des facteurs biomédicaux, psychologiques et sociaux. La prise en charge médicamenteuse actuelle de la douleur chronique repose souvent sur des principes d’analgésie aiguë suivant les modèles des douleurs nociceptives et neuropathiques, ou est parfois une extrapolation de l’échelle analgésique par paliers utilisée dans le contexte du traitement des douleurs cancéreuses.
Il devient toutefois de plus en plus clair que d’autres mécanismes de la douleur entrent en jeu chez les patients souffrant de douleurs chroniques. À ce sujet, le nouveau concept de “douleur nociplastique” récemment introduit par l’International Association for the Study of Pain (IASP)5 est intéressant: il s’agit de la douleur provoquée par des changements dans les processus nociceptifs sans activation des nocicepteurs par des stimuli nocifs, une maladie ou l'atteinte du système somatosensoriel. La douleur se manifeste souvent sur tout le corps, et constitue d’un point de vue psychologique plutôt une forme de comportement acquis inconsciemment, et une affection neuropathologique, non activée par des stimuli nociceptifs.6
Il est clair que l’analgésie médicamenteuse qui vise l’élimination complète des stimuli douloureux ne suffit pas chez la plupart des patients souffrant de douleurs chroniques. Le traitement des douleurs chroniques requiert donc une autre approche, sur un modèle biopyschosocial global, qui aille plus loin que les seules mesures médicamenteuses [voir aussi les Folia de février 2018], et qui favorise notamment aussi un mode de vie actif et la santé mentale du patient. La place des opioïdes dans ce contexte est très limitée et ne se justifie pas à long terme.

Sources spécifiques

1 VAD dossier opioïde pijnstillers. Januari 2019. http://www.vad.be/assets/dossier_opioide_pijnstillers_web
Krebs EE, Gravely A, Nugent S, Jensen AC, DeRonne B, Goldsmith ES, Kroenke K, Bair MJ, Noorbaloochi S. Effect of Opioid vs Nonopioid Medications on Pain-Related Function in Patients With Chronic Back Pain or Hip or Knee Osteoarthritis PainThe SPACE Randomized Clinical Trial. JAMA. 2018;319(9):872-882. doi:10.1001/jama.2018.0899
Opioids Tie Non-opioid Painkillers in Randomized Trial, Which Means Opioids Lose. F. P. Wilson. https://www.youtube.com/watch?v=iV5-W7vtpso
Krebs EE, Gravely A, Noorbaloochi S. Opioids vs Nonopioids for Chronic Back, Hip, or Knee Pain-Reply. JAMA. 2018;320(5):508–509. doi:10.1001/jama.2018.6953

5 Kosek E, Cohen M, Baron R, Gebhart GF, Mico JA, Rice AS, et al. Do we need a third mechanistic descriptor for chronic pain states ? Pain. 2016;157(7):1382-6
Morlion, B. RIZIV. Réunion de consensus. L’usage rationnel des opioïdes en cas de douleur chronique. 6 décembre 2018 (publication en ligne pas encore disponible)